Sensibilitation centrale : outils cliniques et pertinence
Auteur | Rubrique de cours | Relecteurs | Responsable |
Benjamin HENG | Evaluation de la douleur | Siloe CORVIN Sophie TAILLEFER |
Damien AUBERT |
La présence de sensibilisation est un élément important dans l’établissement du traitement, que ce soit une sensibilisation périphérique, qui nous invitera plutôt à la prudence quant aux contraintes employées, ou centrale, qui nécessitera une approche plus poussée du contexte psychosocial du patient. Il est donc nécessaire que l’évaluation du patient couvre cet aspect.
Les deux types de sensibilisations se traduisant par une réponse douloureuse augmentée en réponse à un stimulus mécanique “simple”, quels outils peuvent nous aider à les différencier ?
Topographie de la douleur
Outil facilement utilisable en début de consultation, voire avant la consultation, le body chart est en fait déjà source d’indices au sujet d’une potentielle sensibilisation centrale. Faire dessiner sa douleur au patient est relativement simple : que ce soit sur papier ou avec un outil numérique et un stylet, la reproductibilité de cet examen semble bonne, particulièrement quand la douleur est plus focale et ne concerne qu’une seule région corporelle. [1]
On peut analyser les données recueillies avec deux approches : une quantitative, qui étudie la surface coloriée et une qualitative, qui étudie plus le tracé douloureux pour les catégoriser en “organique” (compatible avec notre compréhension de l’anatomie et de la physiologie) et “non organique” (sans logique anatomique pour l’examinateur). Cette analyse qualitative semble toutefois devoir être faites avant un interrogatoire poussé : la connaissance par l’examinateur de l’état clinique du patient biaise l’analyse et nuit à sa reproductibilité. [2]
L’analyse quantitative peut enrichir notre perspective sur l’intensité de la douleur et le handicap induit [1] mais ne semble pas nous renseigner sur la présence ou non d’une sensibilisation.
Les autres informations que l’on peut obtenir concernant une possible sensibilisation centrale dépendent de la zone douloureuse.
Pour les céphalées, la topographie des douleurs ne peut pas nous orienter sur cet aspect. [3] Pour les cervicales et les membres supérieurs, des topographies non organiques sont bien corrélées à l’intensité de la douleur mais aussi aux troubles psychologiques et au handicap induit par la douleur [3] [4].
Pour les lombaires, des topographies non organiques sont bien corrélées à l’intensité de la douleur, aux troubles psychologiques et au handicap induit par la douleur [3].
Topographie non-organique corrélée à: | Analyse quantitative | |
Céphalées |
pas d’informations exploitables |
|
Cervicales et MS | -intensité douloureuse -trouble psychologiques -handicap induit par la douleur |
-intensité douloureuse -handicap induit |
Lombaires et MI | -intensité douloureuse -trouble psychologiques -handicap induit par la douleur -moins bon résultats chirurgicaux |
-intensité douloureuse |
L’utilisation des données qualitatives pour établir un pronostic est incertaine [2][3], même si des topographies non organiques semblent être un facteur de risque de moindres résultats chirurgicaux [5]. Ces moindres résultats semblent cohérents dans un contexte de sensibilisation centrale, et en effet que ce soit pour les cervicalgies où les lombalgies, on trouve une bonne ou très bonne corrélation entre facteurs psychologiques et topographies non organiques [3], mais aussi avec la surface coloriée en analyse quantitative.
C’est donc un indice qui peut nous orienter vers une recherche plus approfondie des facteurs psychosociaux et autres drapeaux jaunes, entre autre la dépression. Elle est en effet une comorbidité fréquente de la Sensibilisation Centrale [6].
Evaluation de la Sensibilisation Centrale
Vu son influence sur le traitement, il est important de l’évaluer, soit pour l’éliminer, soit pour prendre des marqueurs et surveiller son évolution.
Elle est caractéristique de certaines pathologies, comme le syndrome du côlon irritable, la fibromyalgie ou le syndrome de fatigue chronique, où il est impensable de ne pas l’évaluer. Elle est également plus ou moins représentée dans des sous groupes de patients atteints d’autres affections dont le whiplash et la lombalgie chronique où elle doit toujours être recherchée.
Dans les autres cas, la suspicion est évidemment moins forte, mais l’examinateur doit être attentif aux indices (dont la topographie de la douleur) qui pourraient y faire penser pendant l’interrogatoire [7].
En laboratoire, une batterie de tests regroupés sous le nom de Quantitative Sensory Testing est utilisée pour déterminer la présence ou non de sensibilisation. Il s’agit de tester la sensibilité à la pression globale, un trouble de la sommation temporelle et spatiale et un déficit de la Modulation Conditionnée de la Douleur [8].
Malheureusement le matériel requis est trop coûteux pour un usage répandu en pratique clinique. Un examen clinique rigoureux peut s‘y substituer bien que la précision soit moindre : il doit être conduit localement pour établir une sensibilisation, puis à distance pour différencier un phénomène segmentaire ou globale.
Un Seuil de Pression Douloureuse inférieur à 4kg/cm² [9] (y compris au moyen d’un algomètre fait maison. [10]), la sensibilité aux vibrations, au chaud, au froid, la diminution du seuil de pression douloureuse pendant et après l’exercice et une perte d’amplitude bilatérale au test d’étirement du plexus brachial sont autant de signes qui évoquent une sensibilisation centrale. [7] Ces critères pourraient être complétés par d’autres, mais doivent probablement être adaptés aux cas par cas en fonction de la zone anatomiques. [11]
On pourra par exemple tester la sommation temporelle en utilisant d’une stimulation répétée une à trois fois par seconde pendant cinq à dix secondes à l’aide d’un filament en nylon, voir de la pointe d’un marteau réflexe, même si la précision sera moins bonne qu’en laboratoire [8].
Un autre outil régulièrement utiliser pour évaluer la sensibilisation centrale est l’Index de Sensibilisation Centrale (CSI). Il s’agit d’un auto-questionnaire qui passe en revue un grand nombre d’aspect dont on connaît l’influence dans la Sensibilisation Centrale. Composé de 25 questions, il peut être rempli par le patient et permet d’aborder ensemble un certain nombre de sujet qui auront été important pour lui. Le seuil de positivité a été établi à 40/100 dans la population générale.
Il est important de se rappeler que si la sensibilité du questionnaire est bonne (82,8%), sa spécificité l’est moins (en tout cas, dans une population de lombalgiques chronique). Il semblerait toutefois que les faux positifs aux CSI soient des patients à risque élevé de souffrir de Sensibilisation Centrale dans le futur. [6]
Cluster de Sensibilisation Centrale en cas de lombalgie |
|
Ratio de Vraisemblance+ = 40,64 |
Ratio de Vraisemblance-=0.08 |
-une douleur disproportionné eu égard de la gravité de la blessure ou de la pathologie. | |
-forte association avec des facteurs psychosociaux inadaptés (par exemple des émotions négatives, une faible auto-efficacité, des croyances et comportements inadaptés face à la douleur, une vie sociale/professionnelle/familiale altérée, un conflit avec l’équipe médicale). | |
-une réponse douloureuse disproportionnée, non mécanique, imprévisible en réponse à des facteurs aggravant/soulageant multiples et/ou non spécifiques. | |
-zones de douleur/sensibilité à la palpation étendues et non anatomiques. |
Exemple de signes et symptômes retrouvés au cours de l’interrogatoire et de l’examen clinique pouvant évoquer une Sensibilisation Centrale dans le cadre d’une lombalgie, d’après Smart et al. [11]
Limites
Si les différents outils présentés ont une certaine utilité clinique et peuvent aider à mieux comprendre le fonctionnement de la douleur chez les patients, il faut garder plusieurs choses à l’esprit.
La validité de ces outils est relative, que ce soit pour les dessins de la douleur [2] [12] ou le CSI [13] [14]. Il seront plus la preuve de l’existence d’une composante nociplastique dans la douleur de notre patient. De plus il est tout à fait possible de retrouver des douleurs principalement nociceptives chez un patient présentant une sensibilisation centrale : les différentes types de douleurs ne sont pas incompatibles et les différentes méthodes de classifications ne doivent pas inciter le praticien à ranger le patient dans des cases rigides. [15]
En revanche, ces outils permettent d’évoquer avec le patient des thèmes divers et variés comme le sommeil, l’activité physique, la relation stress-intensité douloureuse, hypersensitivité aux afférences non nociceptives, et peuvent permettre au patient de se sentir compris et validé.
Bibliographie
[1] Barbero M, Moresi F, Leoni D, Gatti R, Elgoff M, Falla D, Test-retest reliability of pain extent and pain location using a novel method for pain drawing analysis: Pain drawing: A novel method, EUR J PAIN, 2015 Jan 06;19 (8):1929-1938.
[2] Hägg O, Fritzell P, Hedlund R, Möller H, Ekselius L, Nordwall A, Pain-drawing does not predict the outcome of fusion surgery for chronic low-back pain: a report from the Swedish Lumbar Spine Study, Eur J Spine, 2002 Jun 21;12 (1):2-11
[3] Hayashi K, Arai YCP, Morimoto A et Al, Associations Between Pain drawing and Psychological Characteristics of Different Body Region Pains, PAIN Practice, 2014 Feb 28;15 (4):300-307
[4] Toomingas A, Characteristics of pain drawings in the neck-shoulder region among the working population, Int Arch Occup Environ Health 1993 Mar 01;72 (2):98-106
[5] Andersen T, Christensen FB, Høy KW, Helmig P, Niedermann B, The predictive value of pain drawings in lumbar spinal fusion surgery, Spine J, 2010 Feb 5;10 (5):372-379
[6] Neblett R, Hartzell M, Cohen H, Mayer TG, William M et Al, Ability of the Central Sensitization Inventory to Identify Central Sensitivity Syndromes in an Outpatient Chronic Pain Sample, Clin J Pain, 2015 Apr;4 (31):323-332
[7] Nijs J, Van Houdenhove B, Oostendorp R, Recognition of central sensitization in patients with musculoskeletal pain: Application of pain neurophysiology in manual therapy practice, Man Ther, 2010 Apr;2(15):135-141
[8] Arendt-Nielsen L, Morlion B, Perrot S, Dahan A, Dickenson A et al, Assessment and manifestation of central sensitisation across different chronic pain conditions, Eur J Pain, 2018 Feb;22(2): 2016-241
[9] Yunus MB. Role of central sensitization in symptoms beyond muscle pain, and the
evaluation of a patient with widespread pain. Best Practice and Research
Clinical Rheumatology 2007b;21:481–97
[10] Johnson TW, Watson PS, An inexpensive, self assembly pressure algometer, Anesthesia, 1997 Nov;52(11):1070-1072
[11] Smart K, Blake C, Staines A, Doody C, The Discriminative Validity of “Nociceptive,” “Peripheral Neuropathic,” and “Central Sensitization” as
Mechanisms-based Classifications of Musculoskeletal Pain, Clin J Pain, 2011 Oct;27(8)655-663
[12] Bertozzi L, Rosso A, Romeo A, Villafañe JH, Guccione AA et al, The accuracy of pain drawing in identifying psychological distress in low back pain—systematic review and meta-analysis of diagnostic studies, J Phys Ther Sci, 2015 Oct 30;27(10): 3319–3324.
[13] Gervais-Hupé J, Pollice J, Sadi J, Carlesso LC, Validity of the central sensitization inventory with measures of sensitization in people with knee osteoarthritis, Clin Rhumathol 2018 Sep 03; Epub ahead of print
[14] Coronado R, George SZ, The Central Sensitization Inventory and Pain Sensitivity Questionnaire: An exploration of construct validity and associations with widespread pain sensitivity among individuals with shoulder pain, Musculoskelet Sci Pract, 2018 Aug;36: 61-67
[15] Karayannis NV, Jull GA, Hodges PW, Physiotherapy movement based classification approaches to low back pain: comparison of subgroups through review and developer/expert survey, BMC
Musculoskelet Disord 2012 Feb 20;13:1–24.
Laisser un commentaire